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La valse des petits riens
10 juillet 2008

Emilienne

A l’époque, je nourrissais mes espoirs de peu et ouvrir grand la fenêtre au petit matin était le moment de la journée que je préférais. Personne ne me dérangeait. Les deux coudes appuyés sur le rebord usé, j’oubliais les odeurs fatiguées de la capitale en laissant mon regard se perdre au loin, le long du bras de mer. En cette fin d’hiver, la mer n’était qu’une ligne grise vaguement animée mais je savais qu’elle deviendrait ce ruban bleu excessif et vivace dont mes yeux d’enfant avaient le souvenir.

La situation aisée que je quittais constituait pour beaucoup l’horizon d’une vie pourtant j'étais vraiment heureuse, malgré le moindre confort, d’échanger le bruit des grands boulevards pour le chant des mouettes et la rumeur du vent. Par chance, Antoine adorait ce nouvel appartement. Comprenait il que nous n’étions pas en vacances, que nous allions vivre à deux définitivement dans ce trois pièces un peu défraîchi ? A quatre ans, les royaumes déchus sont des domaines de prince à conquérir et je glissais sur le quotidien pour y croire avec lui.

C’est grâce à sa vivacité débordante, qu’un matin au rythme bousculé, nous fîmes la connaissance d’Emilienne. J’ai le souvenir de cette porte d’entrée mal refermée, des boucles claires de mon fils déboulant en riant fort dans le couloir au charme désuet d'une vieille dame aux cheveux blancs, légèrement courbée, qui s’était mise à maugréer en levant les yeux au ciel. J'avais certainement bafouillé une excuse rapide et deux mots pour demander à Antoine de ressortir bien vite. Mais mon candide petit prince s’était déjà faufilé dans le salon et le corps en arrêt, il ouvrait des yeux à manger le monde.

- C’est beau maman…c’est si beau. Viens !

Je suis entrée dans le salon d’Emilienne comme on entre en territoire inviolé, d’un mouvement léger, et c’est sous la lumière diluée du jour que je les ai vus pour la première fois. Des tableaux, des dizaines de tableaux, des toiles d’un blanc tantôt lumineux, tantôt grave, des paysages enneigés qui déchiraient le réel avec une pureté indicible. Il y eut une pause. La liste des mots que j’aurais pu prononcer était trop longue ou pas assez alors j’ai cherché le chemin de sa main plissée et je l’ai serrée en silence, jusqu’à la faire mienne.

Mes journées eurent dès lors un rythme singulier. Le matin, j’arpentais les rues iodées à la recherche d’un emploi et je passais mes après-midi chez Emilienne, enroulée dans son drôle de fauteuil au velours limé. Chaque jour, elle me reprochait pour la forme de ne pas m’étendre sur le sofa qui sentait le neuf et riait de m’entendre lui répondre que mes cuisses s’ajustaient à la perfection aux creux de celui-ci. Elle avait un rire clair, un rire de mousseline qui attrapait le bonheur. C’est devant la fenêtre qu’elle s’installait pour peindre, ses yeux usés avaient besoin de la lumière du jour. Au début, nous nous installions dans un même silence. Je la regardais jouer avec les transparences, transformer ce vide qu’elle tenait au bout de ses doigts en légèreté poudreuse. La neige, encore la neige, toujours la neige, l’immaculé manteau dont sa peau froissée réclamait la mémoire. Moi, je pouvais y entrer les yeux fermés dans ce monde où le vent poussait les nuages de passage, dans ce naufrage glacé qui se donnait des airs de mer blanche lumineuse. Elle le savait. Souvent, elle posait son index sur ses lèvres pour éloigner les questions qu’elle sentait se bousculer en moi. J’avais alors la curieuse impression de goûter à un secret enfoui sous un manteau neigeux et je laissais filer mes pensées sans m’obstiner.

Nous aimions toutes les deux le soleil retombant des fins d’après-midi, il offrait à ses tableaux un hâle saharien étrange, comme un mirage qui se serait déplié lentement.

- La saison des pluies finira bien par arriver pour nous débarrasser de tout ce sable ! Disait-elle parfois avec malice.

Quand elle cessait de peindre, quand la courbe qu’elle brossait avait enfin l’inclinaison ou le décroché régulier qu’elle espérait, elle se posait sur le tabouret en face de moi et me demandait de lui faire la lecture. Je crois lui avoir lu les poèmes de Nelligan une bonne centaine de fois et il arrive maintenant encore qu’ils sortent distraitement de ma bouche par le jeu naturel d’une mécanique inconsciente d’invitation au bonheur. J’aimais l’emboîtement absolu de nos deux solitudes.

Antoine s’était attaché instinctivement à Emilienne, pour lui, qui était maintenant éloigné de sa grand-mère naturelle, une certaine réalité reprenait sa place. Il portait un regard naïf et émerveillé sur les peintures blanches et c’est avec lui qu’elle préférait verbiager des petits détails disséminés ça et là sur ses toiles.

- Mes brouillards imparfaits sont des trésors aux yeux de cet enfant ! Glissait-elle.

Quand la fatigue le gagnait, Antoine posait sa tête sur les genoux de la vieille dame et de sa voix douce aux intonations variées elle régalait son imaginaire d’enfant de flocons dansants, de luges glissantes et de veillées au coin du feu. J’avais oublié comme j’aimais le bruit insouciant d’une grand-mère racontant des histoires et quand les mots se pressaient au bord de ses lèvres je m’accrochais à sa parole comme on s’écarte du torrent pour se blottir contre un rivage accueillant. Emilienne était une conteuse pleine de magie. Au cœur de ses mots vivait le désert blanc auquel elle donnait naissance dans ses tableaux et au détour des absences de sa voix, je devinais les jours enfouis de son enfance. Souvent, il me semblait l’apercevoir fillette quand elle évoquait les galoches qui s’enfonçaient dans la poudreuse fraîchement tombée ou qu’elle décrivait la chaleur des étables et les vaches contre lesquelles se réchauffaient les petites jambes engourdies. Parfois, sa main se levait, ses doigts hésitaient mais elle reprenait toujours ces gestes lents et précis qui s’accrochant les uns aux autres imageaient sa pensée. Le soir, tous les soirs, nous rentrions chez nous en emportant comme un cadeau la poésie neigeuse de son univers et nos jours s’égrenaient, de rires en émotions, en bordure du salon monochrome.

Ce matin là, celui où les volets de son appartement sont restés fermés, ce matin là, la mer était bleue. J’avais ouvert la fenêtre et je pelais une mandarine. J’ai tout de suite compris que le manège de ma vie tournerait sans elle désormais.

Certains soirs, je pense à elle, j’écoute ces pièces de Grieg qu'elle aimait. Sur le mur de ma chambre il y a ce tableau, cette montagne libre et pure à l’équilibre parfait et je revois cette femme, sa nièce, qui me l’a apporté un matin qu’elle venait vider son appartement. Je crois avoir ri quand elle m’a dit qu'Emilienne était née ici, au bord de cette mer qu'elle ne regardait jamais, et qu'elle n’en avait jamais bougé. Une vie en contrepoint entre rêve et réalité. Elle avait raison. Pourquoi voyager quand on a le monde et plus encore plié au creux des mains. Près de moi, Antoine écrit à son bureau, les mots se faufilent au bout de ses doigts et de sa fougue adolescente, il remplit des pages... Je crois qu’il porte la lumière de son regard en bandoulière.

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Commentaires
G
une belle peinture :)
C
Tout a été dit avant moi, mais j'ai pris un immense plaisir à lire ce texte si léger, si fin, si plein d'émotions.
P
Elle est belle cette grand-mère qui n'en est pas une (la présence de la nièce signifie qu'elle n'a pas d'enfants ?). La lecture me laisse avec elle. Je me réjouis de l'intuition enfantine de rentrer malgré tout, de s'imposer, de se faire accepter simplement en disant la joie d'être ici.<br /> Prenons en de la graine les plus grands :)
M
Ainsi qu'Emilienne tu es une conteuse pleine de magie !
M
tout a déjà été dit, texte magnifique, écriture toute en émotion,bravo. J'ai eu beaucoup de plaisir à vous lire.
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